Quand on parle d’estampes japonaises, ou d’ukiyo-e, nous avons tous en tête la fameuse estampe de la grande vague de Kanagawa réalisée en 1831 dans le cadre du projet des Trente-six Vues du Mont-Fuji imaginé par Hokusai. Avec ses pairs, Hiroshige et Utamaro, ils sont considérés comme les maîtres incontestés dans le domaine. Mais me croiriez-vous si je vous apprenais que les estampes japonaises ont failli disparaître à tout jamais du patrimoine nippon? Que leur survie est attribuable à l’initiative d’un homme seul et à la vénération que l’Occident attribuait à cet art japonais?

Origine et renouveau

La lente dégénérescence de l’estampe japonaise traditionnelle vers la fin du XIXe siècle tel que Hokusai et Hiroshige l’ont imposée faisait peur au Japon. De plus, les ukiyo-e se sont retrouvés confrontés à la popularisation de la photographie, la peinture et l’illustration. Ces bouleversements vont alerter un jeune éditeur passionné d’ukiyo-e : Watanabe Shôzaburô.

Image issue du domaine public : https://www.roningallery.com/

En commerçant avisé qu’il est, Watanabe se lance dans un projet assez fou, celui de relancer l’engouement autour des estampes afin d’éviter qu’elles ne tombent définitivement dans l’oubli. Il ne compte plus le nombre de jeunes artistes très doués qui gâchent leur talent dans des contrats d’illustration quelconques. Il prend alors le taureau par les cornes et, avec la collaboration de ces jeunes auteurs, il offre une renaissance à l’estampe japonaise à travers un nouveau style : le Shin-Hanga, les «nouvelles estampes»!

Torii Kotondo – Image issue du domaine public : https://www.roningallery.com/

Le mouvement Shin-Hanga prend donc place durant les époques Taisho et Showa (soit la quasi-totalité du XXe siècle) et représente un projet historique pour les arts japonais de l’époque. Watanabe se penche sur une problématique de taille : à qui pourrait s’adresser le Shin-Hanga ? Sa réflexion le mènera vers l’intérêt occidental toujours grandissant pour la culture japonaise, considérée comme exotique. Watanabe l’aura bien compris et exploitera cet intérêt pour faire perdurer le Shin Hanga à travers les années.

Grande Cayon The United States Series, Hiroshi Yoshida – Image issue du domaine public : https://www.roningallery.com/

Cette excitation internationale pour l’ukiyo-e ouvre la voie à nombre d’artistes pour créer des estampes avec la même dignité, la même perfection et le même génie que les maîtres de la période Edo. Cette opportunité leur permet par la même occasion de contextualiser la situation culturelle du Japon de l’époque : un pays en pleine ouverture à la mondialisation, qui oscille encore entre modernité et tradition.

Moderne mais traditionnel…

Ralentir et Regarder, telle pourrait être la maxime du Shin-Hanga. Plusieurs thématiques en sont issues des estampes des grands noms tels que Hokusai, Hiroshige, Eishi ou encore Utamaro. Mais d’autres ressortiront de ce bouleversement du renouveau.

Deux catégories de représentation seront majoritairement vues dans le Shin-Hanga :

– les paysages : enneigé, pluvieux…. et étranger ! dans lesquels deux artistes se distinguent

– les belles femmes, ou Bijin-ga

Kawase Hasui est probablement un des plus fidèles collaborateurs de Watanabe. À eux deux, et pendant plus de 40 ans, ils ont produit plus de 600 paysages. Considéré comme maître du mouvement, Hasui est avant tout un voyageur. Il voyage très souvent dans tout le Japon à la recherche de sa prochaine inspiration, dessine des croquis de voyage, qu’il redessine ensuite sous une forme plus large destinée à l’impression. Sans personnage ou, très rarement, avec des figures isolées, ses œuvres illustrent la grandeur des paysages japonais et la solitude, avec une préférence pour les scènes enneigées, pluvieuses ou de nuit. Le temple Zojo-ji sous la neige, issu de sa série Vingt vues de Tokyo, est son plus grand succès et le tableau est même considéré comme Trésor National, la plus grande distinction pour une œuvre au Japon.

Zojo temple dans la neige Shiba, Kawase Hasui – Image issue du domaine public : https://www.roningallery.com/
Beten pond Shiba, Kawase Hasui – Image issue du domaine public : https://www.roningallery.com/

Hiroshi Yoshida, quant à lui, fait également dans le paysagisme. Formé à l’utilisation de la peinture à l’huile occidentale qui arrive au Japon avec l’ère Meiji (fin 19e siècle), il utilise quand même les blocs en bois de l’ukiyo-e comme support. Il arrive à faire varier les couleurs pour suggérer des ambiances différentes à ses œuvres. Grâce à ses nombreux voyages en dehors du Japon, la culture occidentale influence ses oeuvres. Ainsi, dans l’héritage de Yoshida, il est monnaie courante de retrouver des paysages iconiques qui trouvent leur inspiration au Pakistan, en Inde, en Afghanistan, aux États-Unis, en Égypte ou encore à Singapour, du Taj Mahal au Sphinx en passant par l’Acropole.

Morning mist in Taj Mahal, Hiroshi Yoshida – Image issue du domaine public : https://www.roningallery.com/
The Phynx at night, Hiroshi Yoshida – Image issue du domaine public : https://www.roningallery.com/
The Acropolis ruins, Hiroshi Yoshida – Image issue du domaine public : https://www.roningallery.com/

Les « peintures de belles personnes », ou Bijin-ga

Le terme Bijin-ga est un terme à connotation unique qui s’adresse presque uniquement à la gent féminine et constitue l’un des plus grands genres des estampes japonaises.

Représentant principalement des portraits de courtisanes (célèbres ou pas) ou de jolies femmes riches dans leur intimité journalière, souvent nues ou en kimono. Ces représentations servaient à la classe moyenne de visualiser une image des beautés nippones inaccessibles et d’accentuer chez la population les fantasmes les plus fous. Un des artistes du Shin-Hanga qui a le plus marqué le mouvement fut probablement Torii Kotondo. Un tirage de 21 oeuvres fut même destiné spécifiquement aux États-Unis du vivant de l’artiste. Les Bijin-ga ont bien sur fait couler pas mal d’encre à l’époque, car jugées beaucoup trop révélatrices et provocantes. L’oeuvre de Kotondo nommée Morning Hair a d’ailleurs été bannie. Après que 70 des 100 exemplaires imprimés aient été vendus, les 30 autres furent tout simplement détruits.

Morning hair, Torii Kotondo – Image issue du domaine public : https://www.roningallery.com/

Renouveau d’un genre qui était sensiblement voué à tomber dans l’oubli, le Shin-Hanga, par le patronage de Watanabe, a réussi à nous offrir une dernière vague artistique japonaise traditionnelle d’un genre nouveau. En résonance avec l’héritage laissé depuis l’ère Edo, jamais un mouvement artistique n’aura été aussi représentatif de la mentalité culturelle du Japon. Quintessence d’une doctrine nationale et culturelle, le Shin-Hanga nous montre que pour embrasera la modernité, il n’est pas nécessaire de renoncer aux traditions.

Explorer le blog

Derniers articles

Tu as une idée d'article ?
Tu aimerais lire sur un sujet en particulier

Les Librairies O-Taku

#jesuisotaku

0
Votre panier
  • No products in the cart.