Où se situent les limites du “libre arbitre littéraire” d’un auteur sur son oeuvre? Dans une industrie de plus en plus populaire et compétitive mondialement, est-il encore justifié de laisser un droit de regard au mangaka sur son oeuvre? A qui doit plaire un manga? Y a-t-il une corrélation entre le plaisir que l’auteur retire de son écriture et celui du lecteur qui se délectera de ladite œuvre? On pourrait croire, de facto, que le manga doit obligatoirement plaire à son auteur puisqu’il sort de son imagination ; il est assez facile, dès lors, d’imaginer que, si le mangaka prend plaisir à dessiner, cela se ressentira dans l’appréciation générale. Mais est-ce vraiment le cas?
Aujourd’hui, et au risque de vous choquer, de vous bousculer un peu, penchons-nous sur deux cas dans lesquels les œuvres (et pas n’importe lesquelles!) se retrouvent “détestées” par leur créateur.
Akira Toriyama, un mangaka piégé par le succès de son Dragon ball
Pour comprendre l’ambiance autour de la création de la série Dragon Ball, il faut se remettre un peu en contexte. Remontons quelques années avant la création DU classique shônen qu’est Dragon Ball.
Prenant un énorme plaisir à écrire des histoires courtes à tout va, Akira Toriyama peinait énormément à percer à cette époque. C’est lors de sa deuxième tentative au concours Monthly Young Jump Awards, organisé par la Shueisha, qu’il s’est fait remarquer par l’éditeur Kazuhiko Torishima.
Torishima a eu une importance capitale dans la suite de la carrière de l’auteur car il a su déceler le potentiel de Toriyama. Dans son coaching de l’auteur, sa maxime ‘’ne jamais abandonner’’ s’est révélée l’élément motivateur qui poussera Toriyama à créer encore et encore plus de mangas malgré les échecs. Et ce jusqu’à Dr Slump.
Exténué par le rythme de parution que lui impose ce grand succès qu’est Dr Slump, Toriyama veut mettre fin à la série et pense sérieusement à prendre du repos voire déposer son crayon définitivement ! Cependant, son éditeur lui pose une dernière condition : mettre fin à Dr Slump, d’accord, mais à condition de créer un manga encore meilleur derrière. De cette condition naîtra Dragon boy, prélude à la fameuse série que l’on connaît si bien : Dragon Ball. Mais qui dit succès dit suite et Toriyama se voit déjà lancé sur une série qu’il ne voulait pas voir dépasser 3 arcs. La fin était prévue après l’arc du ruban rouge.
De parution en parution, au vu du succès grandissant, l’éditeur impose de continuer et Toriyama, même s’il n’est pas forcément motivé, a quand même de très bonnes idées. C’est ainsi que, petit à petit, les adversaires de Goku deviendront de vrais antagonistes ou des villains purement maléfiques, laissant tranquillement de côté l’humour pour privilégier art martial et action. C’est seulement lors de l’affrontement final avec le roi Piccolo que le manga s’envole pour ne plus ratterrir.
Si l’on est attentif, on découvre que ce schéma imposé par l’éditeur sera récurrent. L’auteur cherchera, à la fin de chaque arc, à mettre fin à ce manga qu’il ne souhaite pas voir durer. Les finales du style “happy end” à la fin de chaque arc narratif en sont la preuve. Chaque arc est vraiment constitué de façon à pouvoir être le dernier du manga… avant le prochain arc suggéré par son éditeur! Cette boucle infernale sera le guet-apens que l’auteur s’infligera pendant plus de 10 ans avant d’enfin déposer sa plume pour une retraite bien méritée.
Spy x Family, le manga qu’Endô ne voulait pas dessiner
Lors d’une interview, Tatsuya Endô, l’auteur de Spy x Family, a frappé fort avec ces quelques mots : “Ce n’est pas ce que je voulais dessiner”. ( Source : ENDO Tatsuya – May2, 2022 – SPY×FAMILY 公式ファンブック EYES ONLY – Shueisha)
Malgré le succès international de Spy x Family qui cartonne depuis sa sortie en manga et encore plus depuis sa sortie en anime, tout le monde aime l’aspect drôle et attachant d’Anya, la mère-poule ultra- violente qu’est Yor ou encore le côté sombre, mystérieux et maladroit de Twilight. Le succès est donc unanime. Spy x Family a été adopté par nombre de lecteurs du monde entier.
Pourtant, même si le succès est au rendez-vous, Tatsuya Endô n’aime pas son manga! Il a avoué qu’il ne ressentait aucun lien d’attachement envers les protagonistes de son œuvre!
« J’ai jeté l’éponge avec l’idée que je voulais dessiner. J’ai abandonné et j’ai fini par dessiner ce que le monde voulait voir, pas moi, et c’est pourquoi je ne suis pas très attaché aux personnages. » (Source : ENDO Tatsuya – May2, 2022 – SPY×FAMILY 公式ファンブック EYES ONLY – Shueisha)
De par ces mots, l’auteur avoue qu’il a d’abord voulu plaire à son éditeur qui n’avait de cesse d’insister que les mangas à succès du moment combinaient des personnages « cool » avec des personnages « mignons ». Ce qui poussait l’auteur, petit à petit, à dénaturer ainsi les personnages de Loid et Anya jusqu’à ce qu’ils cela plaisent à son éditeur.
Pourtant, le mangaka avouer préférer dessiner personnages avec plus de subtilité, comme dans ses deux dernières œuvres inédites au Japon : Ishi ni Usubeni et Tetsu ni Hoshi qui ont malheureusement laissé le public nippon de marbre lors de leur parution. Même l’auteur semble le prendre avec humour, cela le ronge tout de même… N’aimant pas particulièrement non plus le côté espionnage de Spy x Family, il aime par contre le fait de jouer avec les identités cachées de ses personnages.
Même si cela n’est pas du tout aurait aimé dessiner, l’auteur garde sa positivité habituelle et considère son manga d’une façon particulière : « Spy x Family, c’est comme un travail de réhabilitation pour moi en tant que mangaka » ( Source : ENDO Tatsuya – May2, 2022 – SPY×FAMILY 公式ファンブック EYES ONLY – Shueisha) Tatsuya Endô y voit très certainement une opportunité pour appuyer sa future notoriété et peut-être un jour être capable de gagner sa vie en dessinant les mangas qu’il voudra.
Régie de façon rigoureuse, complexe et comprenant par là-même une forme d’injustice face à la légitimité d’un auteur dans son oeuvre, l’industrie du manga se permet d’influencer les auteurs dans leur création, voire à dénaturer l’oeuvre originale et le cheminement créatif des mangaka. Mais, sans cela, nous n’aurions pas connu des Dragon Ball ou des Spy x Family… Bonne chose ou mauvaise chose? Sur cette polémique, il est très compliqué de trancher au vu des œuvres iconiques que cela a créé et qui plaisent au monde entier. Je serais de prime abord d’avis de laisser l’auteur s’épanouir librement dans ses créations, mais je reste nostalgique des épisodes de Dragon bal que je regardais en rentrant de l’école étant petit. Et vous, qu’en pensez-vous?
Crédit photo couverture : Miika Laaksonen sur Unsplash.